Si pour Jean Giono « la lavande est l’âme de la Haute-Provence », à Lesches, comme dans tout le Diois, elle représente un symbole encore très présent dans le cœur et la mémoire des habitants de la région même si sa culture a considérablement régressé.
Dès les années 1920-1930, toutes les familles leschoises ont cultivé des champs de lavande (la « fine » ou « de population » ou « vraie », seule variété en ces temps-là), la pioche à la main ; bien que la tâche fût pénible, ces gestes et ce savoir-faire se transmettaient de père en fils et faisaient leur fierté.
A cette époque-là, la récolte était manuelle ; la faucille tenue par une main isolait une touffe de lavande qui, saisie par l’autre main, était ensuite coupée d’un coup sec puis déposée dans la grande poche pendue dans le dos et appelée ici « tablier ». Les coins de ce carré de toile de drap étaient noués deux à deux pour faire une bretelle au-dessus de l’épaule et tenir le tout à la taille. Ces gestes bien rodés était répétés de plant en plant jusqu’à l’extrémité de la ligne bleue et ainsi de suite, en compagnie des abeilles qui se régalaient et des papillons qui virevoltaient.
D’ une lavande à l’autre la poche se remplissait et la charge, une fois trop lourde, était vidée, en dénouant la ceinture, sur un grand carré en toile de jute étendu au sol dénommé ici « bourras ».
A la fin de la journée, ses quatre coins étaient ensuite repliés et noués puis ce gros paquet de lavande était chargé sur une charrette tirée par un cheval avant l’arrivée des premiers tracteurs au début des années 1950.
Ce mode exclusif de cueillette à la faucille s’est perpétué jusqu’à l’utilisation de la machine vers l’an 2000.
Quand la lavande d’un champ devait être ramassée, toute la famille, d’autres villageois et les amis étaient mobilisés car les lignes des plants étaient longues, d’autant plus longues que la récolte se déroulait sous la chaleur de l’été et que la tâche était harassante, le dos courbé et lesté du sac plein de lavande. Il est vrai qu’à cette époque, la main d’œuvre ne manquait pas, les familles étaient nombreuses et les estivants se faisaient un plaisir de participer à la cueillette … et au goûter en plein air.
La période faste de la culture de la lavande s’étale jusque vers 1964/1965, date qui marque une diminution du rendement en raison de la fragilisation des plants par une « maladie » ; peut-être a-t-elle été liée à une attaque du phytoplasme de Stolbur transmis par la cicadelle et déjà cité dans des traités agronomiques du début du XX ème siècle sur la lavande ?
Outre la lavande cultivée, était aussi récoltée la lavande qui poussait naturellement en divers endroits du plateau, notamment à l’adret du Puy. D’ailleurs, des Leschois ayant quitté leur village, prenaient leurs vacances en été pour ramasser cette lavande sauvage sur les terrains communaux loués pour l’occasion. En ce temps-là, les plants remontaient même très haut dans la pente, presque jusqu’à la crête. Bien sûr une charrette attelée au cheval ne pouvait monter dans ces espaces pentus si bien que le soir, avant de redescendre, chacun prenait sur ses épaules un « bourras » de lavande.
Une fois séchée, la jolie fleur bleue terminait alors sa vie dans l’alambic pour donner la fameuse essence de lavande ou huile essentielle.
En ce début du XX ème siècle, il existait dans le village treize alambics (cf. cartographie) : neuf dans des hangars ou des granges (dont les trois de la Rue des alambics) et deux fixes en extérieur, tous implantés près d’un point d’eau. Il y en avait aussi des mobiles : un appartenant à Fernand James qui l’installait au ruisseau du Clos ou à la fontaine de Frédière et le second utilisé par Louis Armand au Pré La Souche puis au Prélacour.
En effet, la consommation importante d’eau pour refroidir le serpentin imposait leur implantation près d’un point d’eau et les seules sources du village et les citernes ne suffisaient pas à satisfaire les besoins.
Ces alambics familiaux assez rudimentaires fonctionnaient par chauffage au bois ; la cuve était remplie de lavande à la main ou à la fourche puis le tout était tassé afin de ralentir le passage de la vapeur d’eau et d’extraire ainsi le plus d’essence possible. Avant la distillation elle-même, l’ensemble des éléments des alambics les plus simples était jointé par un mélange de cendre et d’eau. En traversant cette masse de lavande la vapeur d’eau se chargeait d’essence et ce mélange eau-essence était dirigé, via un col de cygne, vers un serpentin plongé dans de l’eau froide. Sous l’effet du froid la vapeur se condensait et devenait liquide ; il ne restait plus qu’à recueillir l’essence plus légère que l’eau dans l’estagnon. A chaque « passée » il était produit environ un litre d’essence pour environ cent vingts kilos de lavande. En tout sur le plateau, à la grande époque, il arrivait d’extraire environ 250 litres d’essence par an.
Tous ces alambics appartenaient à différentes familles du village, les Allemand, Armand, Aubert, Buis, James, Lagier, Liotard, Liotier, Miallon, Moulon, Oddon et Reymond.
Par la suite, la quantité de la production et l’obsolescence de certains d’ entre eux ont amené des lavandiculteurs à se tourner vers des alambics semi-industriels tels que celui du village de La Beaume. C’était alors toute une expédition, sur les traces d’Hannibal, avec la lavande chargée sur la charrette et compressée par les cordes et le tracteur avançant lentement dans les virages de la route menant à Beaurières et de celle du col de Cabre ; au retour la charrette ne transportait plus qu’un ridicule bidon, rarement plein d’essence, trônant sur son plateau.
La commercialisation de cette essence passait ensuite par des « courtiers » et à Lesches Georges Armand en faisait partie ; elle était destinée principalement aux industriels de Grasse spécialisés dans la parfumerie.
Durant la deuxième moitié du XX ème siècle, les champs de lavande sont devenus de plus en plus rares, victimes de la « maladie », de la chute des cours de l’essence due à la concurrence étrangère, de la diminution de la main d’œuvre et notamment d’une perte de rentabilité pour un pénible travail à la pioche. En quelques années, la surface occupée par la lavande est ainsi passée de plus de vingt hectares à moins de cinq car le seul moyen de lutter contre cette « maladie » a été l’arrachage des plants.
De cette belle période, il reste à tous ceux qui ont eu la chance de la vivre, le souvenir de ces larges tranches bleutées du paysage, du transport sur la charrette tirée par le cheval avec le retour sur les « bourras ». Il reste aussi le souvenir de ces départs joyeux en tracteur et des fous-rires sur la charrette brinquebalée sur les chemins, de ces « goûters » champêtres uniques ; il reste le souvenir de toutes ces personnes pour la plupart disparues qui participaient à la cueillette et à la distillation et surtout, surtout, il reste le souvenir de ce parfum « à nul autre pareil » qui embaumait le village, pénétrait dans les maisons et imprégnait les vêtements ainsi que de cette odeur de paille mouillée parfumée ; tous souvenirs qui éveillent le « même émoi sensuel de l’enfance » *.
*Le Sel de la vie Françoise Héritier
Localisation et propriétaires des anciens alambics à Lesches-en-Diois
1 Aubert Albert le Charel Extérieur Fixe
2 Miallon Louis rue des alambics Intérieur
3 Buis Louis rue des alambics Intérieur
4 Allemand Elie Nord du village Intérieur
5 Moulon Maurice rue des alambics Intérieur
6 Reymond Georges parking Extérieur Fixe
7 Brunet Elie haut du village est Intérieur
8 Oddon Marcel haut du village nord (maison Jean-Pierre) Intérieur
9 Lagier Louis village ouest Intérieur
10 Moulon Marcel En amont de la route de Luc Extérieur fixe
11 Liotard Gaston rue du Gourle Intérieur
12 Armand Louis Prélasouche ou Prélacour Extérieur mobile
13 James Fernand chemin du Clos ou Fontaine de Frédière Extérieur mobile
En souvenir de ce fort symbole, le 10 juillet 2009 a été organisée une journée dédiée à la lavande, à cette “madeleine” leschoise dont rend compte l’article ci-dessous du Journal du Diois et de la Drôme.