Jusqu’au tout début de la deuxième moitié du XX ème siècle l’autosuffisance alimentaire des familles imposait une diversification des cultures et des élevages et bien sûr l’élevage des porcs y contribuait.
Omnivores, les cochons étaient nourris avec les restes des repas additionnés des eaux grasses de la cuisine mais c’est surtout la pâtée qui représentait l’essentiel de leur nourriture.
Elle était préparée et cuite dans une chaudière, grand récipient d’une capacité d’environ 30 à 50 litres qui se posait et s’emboîtait sur un brasero, l’ensemble étant en fonte.
La préparation de cette pâtée suivait une procédure et une recette ancestrales :
D’abord allumer le feu du brasier sous la cuve de la chaudière et ajouter 10 à 15 l d’eau. Ensuite laver les betteraves et les carottes fourragères, les couper en grosses tranches puis ajouter des petites pommes de terre (trop petites pour l’usage familial) et des choux. Enfin, remplir la cuve avec ce mélange puis assaisonner avec une poignée de gros sel et couvrir avec du son de céréales, avoine, blé ou orge suivant les opportunités. Laisser cuire pendant deux ou trois heures.
Chaque jour, matin, midi et soir, cette mixture était versée dans l’auge (bac en pierre ) qui servait de mangeoire.
Après avoir été bien engraissé, le pauvre cochon était finalement sacrifié au cours d’une journée de décembre ou de janvier voire de février ; c’était alors une journée bien particulière de la vie de la ferme.
Elle est en effet très particulière par les savoir-faire, le déroulement immuable des opérations et les recettes transmises de génération en génération mais aussi par les grands moments de partage avec l’ensemble de la famille résidant sur le village, les voisins et les amis, chacun ayant un rôle bien défini.
Ce jour-là, alors que les hommes s’occupaient de toute la partie “boucherie”, les femmes étaient plutôt impliquées dans la préparation des repas (midi et soir) pour tous les acteurs de cette rituelle journée auxquels se joignaient parfois le maire et le curé du village.
Dès le lever du jour, un groupe de gaillards en bleu de travail (membre de la famille et voisins) avait la lourde charge d’ extraire de la soue (la loge en langue locale) l’animal pesant généralement plus d’ un quintal et de l’immobiliser sur un banc en bois réservé à cet usage. Ensuite un boucher appelé pour la circonstance ou un membre du groupe plus expérimenté, assommait et insensibilisait la bête d’un coup de massue sur le crâne et l’égorgeait alors d’un large coup de couteau. Il fallait être précis et rapide pour que le cochon ne souffrît point et ne réussît pas à s’échapper, le couteau planté dans le cou comme les souvenirs ou la légende le rappellent. De la plaie béante jaillissait le sang écarlate qui était récupéré dans un seau métallique tenu d’une main par la maîtresse de maison ; de l’autre, munie d’une écumoire, elle le brassait fortement pour l’empêcher de coaguler (de cailler en langue locale).
Ensuite, l’animal mort était déposé dans un grand bac en bois et couvert de sacs de jute sur lesquels était versée de l’eau bouillante chauffée dans la chaudière puis les hommes grattaient avec leur couteau le corps de l’animal pour enlever les soies et pouvoir laver la peau. Cette opération assez délicate durait au moins deux heures. Ces gestes traditionnels, cet usage de la chaudière se retrouvent aujourd’hui chez les chasseurs qui, au retour de la chasse, pratiquent de même sur les sangliers tués.
Ce travail terminé, le corps de l’animal était remis sur le banc pour le dépeçage. Le boucher intervenait de nouveau et, muni d’un coutelas, d’une hache et d’un marteau, procédait à la découpe des différents viscères et organes. Il coupait aussi la tête et les pieds qui nécessitaient un lavage spécifique. Rien n’était inutilisé, chaque partie étant minutieusement sélectionnée et mise de côté avant traitement.
Après nettoyage, toutes ces masses de chair et d’abats servaient, l’après-midi et le lendemain, à la préparation de conserves et de toutes les charcuteries.
Il coupait aussi des tranches de lard et de viande situées entre l’épaule et la tête qui partaient immédiatement en cuisine. Ces deux spécialités, tranche de lard et cubes de viande fraîche, étaient incontournables pour le déjeuner et le dîner de cette journée unique.
Les boyaux, eux, immédiatement pris en charge par plusieurs femmes, étaient vidés, lavés et rincés de multiples fois à grande eau, à la Grande Fontaine du village car jusqu’en 1953, il n’y avait pas l’eau courante dans les maisons.
Le sang et les autres abats ainsi que la carcasse étaient déposés dans un lieu frais pendant le très copieux repas de midi .
Ce repas, autre temps fort de cette journée, était traditionnellement composé des plats suivants : une large tranche de lard frais servie comme la tête de veau avec une sauce persillade, de la salade, des « jailles », morceaux de viande fraîche prélevée à la base du cou du cochon, de gros haricots secs (type Soissons), voire une volaille, du picodon et des desserts maison. Le tout était arrosé de vin du village ou de la région et de Clairette de Die, bien évidemment. Le café était inévitablement accompagné d’eau-de-vie (gnôle) de fruits distillée dans un alambic du village.
L’après-midi était ensuite consacrée à la découpe de la carcasse en ses différentes composantes, jambons, viande à hacher pour faire les saucisses, les saucissons, les saucisses de couenne, les caillettes, le lard pour la salaison et les viandes à rôtir.
Dès la fin du repas la cuisine familiale était ainsi transformée en laboratoire de charcutier, avec les planches à découper la viande et la machine manuelle pour hacher les viandes.
Autre moment important, la fabrication du boudin : le sang récupéré le matin était brassé avec divers ingrédients hachés, persil, épinards, oignons, lardons et différents aromates, selon des recettes variant selon la tradition familiale. Ce mélange très odorant était ensuite versé dans un entonnoir enfoncé dans l’extrémité d’un des boyaux qui se remplissait peu à peu et se transformait en un long cylindre qu’il fallait ensuite lier aux deux extrémités. Dernier acte de ce long processus, les boyaux contenant le boudin cru étaient plongés dans l’eau bouillante de la chaudière pendant une durée assez brève puis égouttés.
Le soir-même, lors du dîner qui rassemblait tous les acteurs de cette journée bien chargée, ils étaient cuisinés et faisaient partie du menu de ce copieux repas.
Les jours suivants étaient occupés à la poursuite de la préparation de toutes les viandes et cochonnailles…saucissons, pâtés, fromages de tête, saucisses de couenne, murson ou murse, sorte de grosse saucisse réalisée avec la vessie de l’animal, caillettes, boulettes de viande hachée enveloppées dans de la crépine…
Les cuissons se faisaient dans la chaudière où étaient aussi stérilisés les bocaux en verre pour des conserves.
En l’absence de réfrigérateur et de congélateur, la conservation de la viande et des autres produits reposait sur des savoir-faire et des recettes hérités du passé, essentiellement la salaison, le séchage au grand air et la stérilisation en bocal. Les grandes et larges cheminées des habitations permettaient aussi le fumage qui restait malgré tout exceptionnel en raison du climat local sec et venté. Le lard et les jambons étaient, bien sûr, salés et conservés dans le saloir familial ; les jambons placés dans un sac en toile étaient ensuite pendus dans un endroit ventilé pour le séchage.
A toutes ces victuailles, s’ajoutait le saindoux dont l’odeur de la préparation imprégnait la cuisine durant plusieurs jours. Il était conservé dans des jarres en terre cuite et représentait un véritable substitut au beurre tout au long de l’année, tant pour les nombreuses recettes locales et familiales que pour les tartines du petit-déjeuner.
Toutes ces journées rituelles, tous ces moments intenses de partage et d’échange, tous ces savoir-faire, tous ces pâtés, tous ces saucissons et autres cochonnailles au goût plus jamais retrouvé ont disparu avec la fin de l’élevage des cochons…